dimanche 22 décembre 2013

Karma Chapitre 5


Chapitre 5

Le marteau tape lourdement sur la barre d’acier. Les muscles de mon avant-bras sont tendus au maximum. Je m’arrête quelques instants. J’ai les mains moites. J’essuie la sueur sur un tablier de cuir gras. Il y’a de la saleté à mes pieds. Elle se mélange constamment à la terre battue et se colle comme la poisse à mes vieilles brogues gauloises. Je les sais usées depuis trop d’années mais je ne veux pas en changer.  Je saisi de nouveau le manche de la masse. Je soupèse son poids pour me l’approprier. Je frappe. Encore. Puis encore. J’essaye de redresser le métal à l’horizontal pour l’accoupler avec le chambranle de la porte de l’étal. Je viens d’y clouer trois longues planches de bois taillées dans le cœur d’un jeune chêne. La porte a été partiellement détruite hier soir. D’abord un violent coup de pied, puis quasiment arrachée par la force des poings. J’étais présent, j’ai tout vu. Je n’ai rien fais. J’ai laissé ce sale con de voisin se déchainer. Je suis resté devant sans bouger. Non pas que j’étais terrorisé, mais ça m’amusait de savoir qu’il ne ferait rien de plus. Il ne peut pas me toucher.

Je suis chef de clan Namnète, un celte armoricain. Un titre sans valeur. Un nom qui ne signifie plus rien. Nous sommes devenus un obscur point moustachu dans le grand empire romain. Je ne représente plus personne. J’habite à Portus Nametum, une petite cité fluviale non loin de la mer. J’occupe avec ma femme Caelia une modeste maison à deux étages dans une rue adjacente de la viae consularé. Je suis un Pistore, une sorte d’ancêtre du boulanger.  Je n’aime pas mon métier, je le déteste. Cette foutu odeur de pain cuit ne me quitte jamais. Je n’ai pas le choix. Mon père l’était avant moi, comme le sien et celui d’avant aussi. Je me dis souvent que la vie serait tellement plus agréable si l’on pouvait choisir sa profession. Sauf que cela m’est impossible.

Je frappe encore. J’essaye de tordre cette barre. Je n’y parviens pas. Je repose mes muscles. Dehors, le vent s’est quelque peu levé. Il drague les effluves de la rue comme je le fais avec ma petite Nausum lorsqu’elle tangue sur le fleuve. Le bruit des charrettes attirent mon attention. Ca cri, ça hurle. De la colère. Une roue s’est enfoncée, bloquée par une pierre.
Le temps est maussade en pleine période de solstice d’hiver. Le ciel s’obscurcit soudain. Ce n’est pas l’orage qui pointe son nez, mais c’est tout comme. Ma femme, Caelia. Elle est habillée d’une robe en lin, couleur rouge vif. Un choix qui lui va si bien…
_ Tu t’amuses bien ? Tu trouves ça drôle ? Tu me fais honte Ceidio !
_Ce n’était pas grand-chose Caelia. Il le méritait. Tout le monde le pense, personne ne fait rien.
_Et ? C’est leur problème, pas le nôtre ! C’est elle qui lui manque de respect ! Pas l’inverse !
_Ça n’empêche que Justinia elle…
_Elle quoi ? Elle montre son cul à tous les hommes qui lui passent sous le nez !
_Elle n’est pas comme ça, arrête.
_ Ah oui ? Et qui l’a encore surprise l’autre matin à gémir comme une truie ?  
_ C’est à cause des fenêtres !
_ Mais bien sûr !
_ C’est l’odeur de poisson de son mari qui s’imprègne dans les étages. C’est juste une histoire de queue qui…
_ Stop ! Je te vois venir là avec ton jeu de mot ! Tu m’énerves ! Si je te prends un jour avec elle…

Caelia ne finit pas sa phrase. Elle dépose brutalement un pichet d’eau, du pain, des pommes et repart comme elle est venue, façon Vésuve en éruption. Elle se calmera. J’aime bien la pousser, faire ressortir sa colère. Je souris intérieurement. Je dédramatise toujours  avec un peu d’humour. Dans cette vie, je passe par la légèreté. Je ne peux pas m’empêcher de faire ce qui est interdit. Je n’ai pu m’empêcher de donner une bonne leçon à ce salaud de Braith. Il bat sa femme Justinia. Tous les jours la rue entend ses cris déchirants. Tous les jours je la regarde. Tous les jours mon cœur se crispe. Ce n’est pas la première fois que je ridiculise Braith publiquement. J’aime bien m’amuser avec lui. Je vole une partie de ses produits, je détache régulièrement les ferronneries de sa charrette, je le bloque dans son établi. Il se croit à la merci des dieux, un type maudit. Un pauvre type tout court.
Hier matin, mon voisin a pu admirer mes talents d’artiste sur sa devanture. Un homme cherchant son phallus sur le sol, n’ayant pas vu qu’il était sur lui, car ridiculement petit.

Justinia est brune, les cheveux bouclés, assez grande, le visage poupin, tout en rondeur, des yeux perçants, une poitrine généreuse. Un corps jalousé par les femmes de la rue. Elle a été offerte à Braith le jour de ses 12 ans. Un homme sans intelligence, une brute épaisse qui ne comprend rien à la sensibilité féminine, ni  à celle des hommes d’ailleurs. Une histoire de famille aussi semblable qu’une autre. Ce serait tellement plus simple si l’on avait le choix de l’être aimé. Mais ce ne sera jamais le cas.

Tous les hommes du coin ont chauffé un jour ou l’autre la couche de Justinia. Sa manière à elle d’exprimer sa tristesse, son dégout, sa haine contre cette alliance sans amour. Mes yeux mangent son corps depuis dix longues années. Je suis le seul qui n’ait jamais osé le lui demander. Je n’en ai pas envie. Je ne veux pas de ça. Pas avec elle. Tous les jours nous croisons nos regards. Pas un mot, pas une phrase, pas un son. Juste des expressions, du ressenti. De l’amour ?

Je frappe encore et encore. La barre se redresse doucement. Je lève instinctivement la tête vers la demeure de Justinia. Elle est là, penchée gracieusement à sa fenêtre. Elle me fixe. Ce n’est pas un appel pour la visiter. Ce n’est pas un jeu de séduction. Elle m’attend pour partir loin d’ici, je le sais…
Un mouvement derrière elle. Mon cher voisin. Il la plaque de force sur l’encadrement, relève les pans de sa robe, écarte ses jambes. Elle ne dit rien, se laisse faire. Elle me fixe toujours. Elle ne prononcera aucun mot, ne criera pas. Lui n’espère que ça. Montrer, prouver à tous qu’il domine la salope, celle qui fait fantasmer tous les hommes du quartier. Celle qui restera sa femme. Elle lui refuse cette marque de soumission depuis dix ans. Elle se fait culbuter. Elle reste impassible. Elle me regarde sans détourner une seul fois ses yeux. J’y décerne un début de larmes. Elles ne couleront pas le long des joues. Il y’a cette lumière indéfinissable dans le cristallin bleu de ses yeux. C’est une offre. Celle de son cœur. Il est pour moi. Je l’ai toujours su, à l’instant où elle a posé ses pieds ici, où nos visages se sont croisés pour la première fois. 

Je détourne nerveusement mon attention.  Je ne veux pas y penser. J’essaye de me reconcentrer sur ma tâche. Je lutte pour ne pas relever la tête. Je frappe de toutes mes forces sur ce bout de métal qui ne veut pas céder. Pourquoi ? J’y mets toute ma rage, mais rien ne bouge. Pourquoi suis-je incapable de réparer le plus simple des problèmes ? Pourquoi suis incapable de faire ce que je veux… 

Je frappe.

Elle me regarde.

Je frappe.

Elle me regarde.

 Je frappe.

C’est fini.

La barre est redressée. J’accouple les morceaux en tenant fermement les deux parties collées l’une à l’autre. Je dois forcer les matières à s’assembler. Elle n’est plus à la fenêtre. Je n’ai pas besoin de le vérifier, je ne ressens plus sa présence. Je l’imagine étalée sur sa couche, inerte, sans vie. Elle se lèvera dans plusieurs minutes, se lavera et reprendra le cours de son existence.
J’entends la porte de mon voisin claquer. Ses pas de gros porc suintant la crasse martèlent le pavé et s’éloignent dans la rue. Je pourrais attendre un peu, tout lâcher, aller la retrouver, la prendre dans mes bras, lui dire combien je l’aime, lui saisir brutalement sa main et m’enfuir avec elle. Je pourrais. Mais je ne peux pas. Ce serait tellement plus facile si l’on pouvait maîtriser sa vie…

Je rentre chez moi. Toujours la même odeur. Je m’installe à table. Toujours le même repas. Je regarde Caelia. Toujours le même visage. Je me couche. Toujours ce même moment. Est-ce que j’aime encore Caelia ? Oui, enfin je crois. Elle me rassure, me réconforte. Je sais où je suis, où est ma place. C’est important. Je ferme les yeux. Je m’endors. Je ne peux m’empêcher de songer à Justinia.

J’y pense pendant des semaines, des mois. Je vends mon pain, je la regarde. Je refais la toiture après le passage des tempêtes de printemps, je ne fais que lever la tête vers sa fenêtre. Je prépare les fêtes du solstice d’été, je pourrais décrire le moindre de ses gestes.

Je me pose quelques instants après une dure journée. Je suis à l’ombre sous le portique de mon étal. Il fait chaud en cette période. Le soleil brûle la peau. La terre lézarde sous les pieds. La poussière s’imprègne dans le moindre interstice. Je ne sais pas pourquoi, mais je perçois intimement cette sensation de lourdeur. La même étrangeté qui me fait penser à Justinia. L’impression de la connaitre depuis toujours. Je l’attends comme elle m’attend. Des images dans la tête. Celle d’une fille allongée sur ce sol craquelé, morte, un garçon qui lui court après, terrorisé par ce qu’il comprend. Il s’est précipité et n’a pu la sauver. Une scène que je revis dans mes rêves de plus en plus souvent. C’est assez flou, incompréhensible. Une angoisse qui me ronge les tripes depuis dix ans. La peur de découvrir un jour Justinia, morte et de n’avoir pu la sauver. Les cris résonnent de nouveau, plus durs, plus violents, plus sombres. Je serre mes phalanges de colère. Ça me prend à la gorge, au ventre. Je veux tout casser, tout exploser.

Je ne ferais rien, comme d’habitude. Je voudrais mais je n’y crois pas. Ça serait si simple si je possédais ce courage qui me manque et qui me fait défaut constamment. Je dois attendre le bon moment. Ne pas me précipiter comme le garçon… Un jour je serais prêt. Enfin, je crois.

Je rentre tard chez moi. Caelia n’est pas présente. Cela ne lui ressemble pas. Je mange quelques fruits secs, du fromage, du chou bouilli, une tranche de viande salée. Ma femme ne donne pas signe de vie. Je me couche. Je suis seul. Je garde les yeux grands ouverts rivés sur les poutres du plafond. Que faire ? Caelia n’est jamais en retard et encore moins absente. Où est-elle ? Je ne sais pas si j’ai peur ou si je me sens bien. Je ne devrais pas le dire. Justinia. Je pense à Justinia au lieu de m’inquiéter pour Caelia ! Et si c’était le signe que j’attendais depuis toujours ? Et si je me levais là, maintenant, tout de suite ? Et si je prenais mes affaires pour m’enfuir avec elle ? Personne pour nous surprendre. Personne pour connaitre notre direction. S’enfoncer dans la nuit et disparaître sur les routes pour ne plus revenir.

Une seule chance. Ma seule chance. Notre seule chance. Pas un bruit. Le silence. Aucun mouvement. Le moment.

Je prends précipitamment une besace, j’y fourre quelques morceaux de pain, du fromage, je remplis une poche d’eau, j’enfile un vêtement chaud. Je sors. La pleine lune. Un ciel étoilé sans nuage. J’inspecte la rue. Personne. Pas âme qui vive à cette heure si tardive. Je traverse comme un fantôme les quelques mètres qui me séparent de chez Justinia. Mon plan est simple. Je rentre, je ne fais aucun bruit, je bâillonne mon voisin par surprise, je prends la main de Justinia, je lui dis que je l’aime et je m’enfuis avec elle. Je me sens bien. Je suis prêt, enfin.

Je rentre.

Aucun bruit. Pas même un ronflement.

Je monte prudemment le petit escalier de bois. Le craquement des lattes fait exploser les battements de mon cœur. Mes muscles chancellent. Ma tête tourne.  Je pénètre dans la loggia haute. Une étrange sensation m’agresse. Tout est si calme, si gris. La lueur blafarde de la lune dessine une forme distordue sur la couche.  Quelque chose ne va pas. Une alerte, un danger. Une odeur.

J’avance légèrement.

Justinia ?

Je discerne un corps. Les bras ballants, le torse contorsionné, les jambes écartées. Ça n'a rien de naturel. 

Je m’approche fébrilement.

Justinia !

Je porte les mains à la bouche pour étouffer ma stupéfaction. L’horreur. Ne pas crier. Elle est bâillonnée, inerte, la peau tuméfiée. Un mince filet de sang coule délicatement sur le bandeau, la joue, la couche. Ses yeux sont grands ouverts, livides. Je suis pris d’une indescriptible envie de vomir. Je détourne le regard. J’attends quelques secondes. Je suis totalement perdu. Je me penche finalement vers elle, je détache le linge de sa bouche. Je tremble.

Justinia est morte.
  
Je ne comprends pas. Que s’est-il passé ? Pourquoi elle ! Pourquoi suis arrivé trop tard ? Pourquoi ! Je la prends fébrilement dans mes bras. Je ne sais plus. Je perds la tête. Je veux pleurer. Mourir.  Tout s’écroule. Mon attention s’arrête soudainement sur le bâillon que je tiens encore fermement dans la main droite.

Il est rouge. Rouge vif. Il est en lin. Il est en lin rouge comme la robe de… Caelia ! En un instant je réalise tout l’étendu de la farce qui s'est jouée cette nuit. Caelia est parti avec Braith… Caelia me fait payer ma folie et ma lâcheté ! Caelia que j’ai négligé, me plante à sa manière toute la haine qu’elle a emmagasinée. 

Tout aurait été si différent si je n’avais pas eu peur d’être libre pour celle que j’aimais…

Je suis pris d’une rage incontrôlée, je craque dans ma tête. Je me lève furieusement, je frappe comme un fou contre les murs. Des images se bousculent. Celle du garçon et de la fille. Mais pas que. Je saisis enfin la destinée de ces visions ! Je me revois tomber sur ce sol devant ma muse qui s’effondre ! Je vois aussi l’après, le futur ! Il y’a de neige, une montagne, d’énormes murs… je tombe d’épuisement… je sombre. Je te retrouverais. Je ne referais pas la même erreur, je te le promets. 

2 commentaires:

  1. Un flashback bien réussi !
    Rien a redire à ce chapitre captivant.
    Continue comme ça Ludo !

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  2. Thanks mon ami, j'espère faire mieux tout de même sur le suivant. Un chapitre un peu bâtard pour introduire une progression....

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