dimanche 16 mars 2014

Karma Chapitre 8


Chapitre 8

Le brouillard. Figé, opaque, imperméable. Lumière blanchâtre aveuglante qui ronge froidement les cœurs. Rien ne semble pouvoir le transpercer. Rien qui ne soit humain. Ce n’est pas le cas du vieil Eschei qui nous porte depuis tant de jours. Notre navire progresse lentement. La surface de l’eau est à peine fendue par une proue usée au sel de mer. Un silence de mort règne à bord. Seuls les craquements du bois de bordage chantent pendant l’aurore. La peur. Pure, sincère, authentique. La peur du récif invisible, de la mauvaise manœuvre. La peur de nous réveiller dans l’au-delà sans avoir eu l’occasion de nous couvrir de gloire. La peur de se présenter devant nos divins juges sans avoir accompli nos devoirs. La mort ne fait peur à aucun Norrois. Ce qui nous terrifie, c’est de tomber dans l’oubli. Ne pouvoir chevaucher dans les plaines éternelles à côtés des plus grands héros légendaires, comme Ragnar l’immortel.  Une injure, un déshonneur.

Mes compagnons sont fatigués, crevés, éreintés. La faim a définitivement attaquée nos dernières forces. Les hommes n’ont plus le courage de ramer. Notre voile est à peine tendue par un vent inexistant. La barre de gouvernail laissée à l’abandon. Nous tournons en rond. Ce foutu brouillard ne permet pas de discerner le soleil. Tout au plus un allo brillant quelque part.
Je suis le seul encore debout. La peur et la mort me sont indifférentes. Je vois. Je perçois des vérités plus loin que les simples hommes. Les dieux ne sont rien. La vie n’est rien. Des images se mélangent constamment dans mon esprit. Les destins s’entrecroisent, se cherchent, se suivent. Depuis mes premiers pas, je touche l’imperceptible. J’interprète les messages de dieux qui n’existent pas. Je me suis fermé à la vie des hommes pour m’ouvrir à celle d’autres mondes.

Nous avons progressé pendant  quatre longs cycles en suivant nos côtes. Nous avons marchandé, pillé, commercé. Nous sommes de retour chez nous.  Mais nous nous sommes perdus. Nous cherchons l’entrée du Fjord depuis plusieurs jours. Notre chef Erik m’a demandé de l’accompagner dans cette aventure. Je suis trop vieux pour ces voyages. J’ai pourtant accepté de l’escorter. Non pour lui, mais pour celle qui hante mes nuitées.

Elle danse dans ma tête en un rythme incessant. Elle danse dans mon cœur comme une fleur de printemps. Son odeur est une drogue qui ne cesse de m’enfoncer. Elle danse. Elle bouge. Elle se tortille, elle vole, elle rentre en transe. Elle me regarde depuis tant d’années. Je l’ai vu grandir, s’épanouir, prendre époux et se marier. Mais qu’importe, elle pose constamment ses yeux dans les miens. L’univers nous traverse. Je le sais. Je le sais depuis toujours et je ne le comprends pas. Comme un lien unique qui nous unis. Je la veux. Je la désire.  Il y’a quelque chose de magique.
_Torsten ! Pourquoi les dieux n'écoutent pas mes prières ! Nous allons crever de faim dans ce foutu brouillard éructe dans mon dos le  juvénile seigneur.
Jeune. Très jeune. Trop jeune Erik. Ses interrogations peinent à me toucher. L’année dernière, son père nous a quitté. Un coup mal placé. La gangrène a fini par le ronger. Personne n’a contesté la place de son fils sur le siège de la grande maison. C’est une montagne de muscles, aussi autoritaire que passionné. Un être doué de sensibilité comme d’une parfaite maitrise des armes. J’aime Erik. Mais je n’ai cure de ses considérations de loup assoiffé de gloire. Son rêve d’éternité.
Je fais bonne figure. Je me cache comme toujours. Quelques efforts, il n’y verra rien. Un simple tour.
_J’ai lancé les runes 3 fois depuis notre réveil. Les viscères de l’oiseau capturé nous ont déjà apporté les réponses hier. Suis ton instinct, garde confiance en ta foi Erik. Les dieux t’ont choisi. Tu deviendras un héros. Des générations d’hommes chanteront ta glorieuse mort. Prouves que tu es digne de l’honneur qui t’est accordé.
_Alors pourquoi suis-je incapable de guider mes hommes jusqu’à notre rivage ? Est-ce un tour de Loki pour se moquer de moi ! Pourquoi le brouillard ne se dissipe pas ! Devons-nous lui abandonner nos richesses à ce maudit roi !
Erik ne comprend pas. Erik ne réfléchit pas. Loki et les valkyries ne portent aucune responsabilité dans cette tragédie. Il ne fallait pas lancer une expédition à cette période de l’année. Le temps était bien trop risqué.  Mais Erik est un benêt sans cervelle. Il n’a aucun jugement. Il ne souhaitait pas attendre. Plusieurs fois il est venu  me consulter. Je lui ai répondu que les dieux  porteraient sa main au-delà de nos terres.  Un mensonge. Cela lui a suffi pour monter l’expédition.
_Loki ne regarde que son nombril Erik. Tu es l’héritier des plus grands. Yggdrasil a déjà préparé sa nouvelle branche pour t’y accueillir. Ne doute pas de lui. Mais puisque tu le demandes encore, je vais de nouveau consulter l’arbre monde pour obtenir des réponses.

Je murmure quelques phrases. J’appuie mon effet. Je ferme les yeux. Elle. Son corps de déesse s’agite langoureusement devant moi. Le foyer de la grande maison illumine ses nattes blondes. Tout le clan est présent pour cette dernière soirée. Erik boit. Les hommes boivent. Je la regarde. Elle danse au milieu des étoiles. Son visage enflamme une salle ivre morte. Sa poitrine se soulève en un rythme régulier. Son ventre se tortille gracieusement. Ses jambes dénudées échauffent mon âme. Ses bras m’invitent à la serrer contre mon torse. Son regard embrase le mien. Le lien. Il existe depuis toujours. Des images qui ne cessent de défiler dans ma tête. Un autre monde, une autre vie. Je n’ai pas agi. Je ne sais pas pourquoi. Il y’a toujours ce lit avec son corps allongé dessus au cœur de la nuit.
Elle danse, bouge, s’approche, tournoie, repart, revient. C’est enivrant, excitant, bandant. Je la veux. La danse se finit. Le vert de ses yeux me fixe comme du feu. Elle s’avance. Une dizaine de pas nous séparent. Lèvres pulpeuses, sourire d’ensorceleuse.

Elle me dépasse. Elle m’ignore totalement. Elle s’effondre dans les bras de son amant. Erik. Les deux amoureux s’embrassent fougueusement. Ca rit, ça boit, c’est insouciant. Ca oublie Torsten le devin, juste devant.
_Ah mon vieux tuteur ! Que ferais-je sans toi ! Merci mille fois de m’accompagner ! Tu le ne regretteras pas !
La naïveté d’Erik me sidèrera jusqu’au bout. Je me retourne lentement. Ils sont presque dénudés. L’un de ses seins est libéré, Erik en suce le bout érigé. Elle s’est lovée entre les puissants muscles de son cher et tendre. Elle me regarde, fiévreuse d’amour, de sexe. Elle m’appelle. Je le sais. Elle me fait perdre la tête. Je lisse ma barbe, remet mon masque, redresse ma carrure.  Je me lance.
_C’est un honneur pour moi de suivre tes pas. J’aurais ainsi la chance de connaitre les premiers exploits d’un héros qui chevauchera pour l’éternité au côté d’Odin !
_Ce n’est que le début Torsten!  Tu me guideras à travers les méandres des terres inconnus. Tu connais mieux que personne les messages de l’ombre. Tu parleras au dieu ! Tu seras mon homme de confiance ! Celui qui annoncera mon nom !

Erik. Erik. Erik. Tu ne verras décidément jamais plus loin que ta propre image.
J’ouvre de nouveau mes yeux sur ce sinistre spectacle.  Un navire en perdition, bourré de richesses à en perdre la raison. Vingt guerriers serrés comme des saumons. Visages abattus, volonté perdue. Mon jeune chef à mes côtés, pas mieux que ses fiers boucliers. Il lutte pour ne pas sombrer. Il garde la tête haute, le courage envolé. Il est incapable de se redresser. Plus personne n’y croit. Ce n’est pas la faute à Loki ni aux valkyries, mais la mienne Erik. Tu ne connaissais pas ce chemin à travers le fleuve Lumdia, toujours pris au piège d’un nuage brumeux. Tu ne pouvais pas savoir que je jetterais la moitié des provisions. Tu ne pouvais imaginer que j’empoisonnerais tes hommes. Je ne suis pas parti pour toi, mais pour elle. Mais ça, tu ne le savais pas Erik. Trop occupé à t’admirer.
_Ygddrasil s’est ouvert à mon esprit. Viens avec moi nous avons à parler.

Le jeune loup se lève avec trop difficulté. Une lumière d’espoir dans son regard. C’est bien. Il ne mourra pas dans le désespoir. Nous avançons vers la proue du navire. Nous enjambons les corps décharnés par la faim. Les râles se font timides, inaudibles. Les cuirasses trop lourdes à porter. Le sel ronge autant la peau que les cœurs. Un vrai malheur. J’invite Erik à regarder droit devant lui.
_ Que vois-tu devant nous ?
_Il n’y a rien Torsten ! Rien qu’un brouillard qui nous tue ! Les dieux nous ont abandonné !
_Regarde mieux. C’est à toi que le grand arbre a accordé la lumière qui nous guidera.
_Que veux-tu dire ?
_Regarde droit devant toi ! Penche-toi au plus près de l’eau, touche là. Touche la source de vie ! Les dieux du fleuve sont avec toi. Tu sentiras la bonne direction et le vent se soulèvera. Alors tu nous guideras à travers le voile qui se déchirera. 
Erik s’exécute aussitôt. Avec ses dernières forces, il pousse son corps par-dessus le bastingage. Il effleure l’eau, essaye de s’en asperger. Je m’approche. Je tourne mon regard vers le cœur du navire. Personne ne nous prête attention, c’est ça le pire.  
_Je ne ressens rien Torsten ! Que dois-je faire !
_Rien Erik. C’est à moi d’agir maintenant.
Un mouvement, un simplement mouvement. Je pousse légèrement la montagne de muscles. Une poussette. A peine un plouf qu’il se noie déjà. J’appuie sur son crâne. Je l’empêche de respirer. Il gesticule légèrement. La fatigue est trop grande. Les forces inexistantes. Ma main trop ferme. Je te l’ai dit Erik, je ne suis pas parti pour toi, mais pour elle… Je la désire plus que tout au monde.

Mouvement de calme infini. Plus un bruit. C’est fini. Je me retourne. Aucun des guerriers n’a réagi. Je mime un effroi, je tords mon visage de douleur, j’imprime dans mon regard la peur. Mes cris réveillent les morts. Tous essayent en vain de comprendre, de tenter un dernier geste. Ça se pousse, se bouscule dans la détresse. Ça ne sert à rien. Corde lancée, rames jetées, Erik est tombé.  La tristesse abat les dernières forces. Les hommes se condamnent eux même. Je laisse faire.

Dans l’après-midi je sortirais ma pierre lunaire. Elle indique toujours le nord. Je guiderais silencieusement le navire, je les sortirais de ce calvaire. Une fois chez nous, nous débarquerons sans un mot. Les cœurs saigneront. Elle arrivera en courant. Elle s’effondrera sur le ponton. Elle se griffera, pleurera, hurlera sa douleur, frappera le sol. Je m’approcherais d’elle, je la soutiendrais, je lui expliquerais qu’il a donné sa vie pour nous sauver, qu’il chevauche dorénavant dans la plaine des grands guerriers. Elle verra en moi une épaule, une montagne sur qui se reposer. Nous deviendrons complices. Le temps passera. Je ne suis pas pressé. J’attendrais que les nuages changent de formes, que le soleil réchauffe de nouveau les cœurs. Tu seras alors enfin à moi pour notre plus grand bonheur.  

Des mois ont passé. Je sais qu’elle me rend visite ce soir. Je l’ai senti en me levant, une vision dans le miroir. Nous nous sommes croisés ce matin au bord de l’eau. Quelques échanges, mais rien de plus. Elle m’a effleuré le bras, à rigoler, s’est mise de  nouveau à danser. Ses yeux m’ont appelé. Trop de monde autour de nous. Elle m’a soufflé son envie de nous retrouver en toute intimité…

Je me suis préparé comme jamais. L’eau a coulé abondamment sur le corps, lavé à la feuille de sauge. J’ai raclé chaque centimètre de cette peau tannée par de trop longues années. Barbe taillée, cheveux coiffés, vêtements immaculés.  Je l’attends d’un moment à l’autre. Les braises rougies dans l’âtre offre une belle chaleur. Je regarde danser les flammèches. C’est bientôt l’heure.

Un léger froid me picote le dos. La porte s’ouvre. C’est elle. Si belle, si jeune, si parfaite, si attirante. Ses seins pointent imperceptiblement, ses longues nattes épousent le contour de ses frêles épaules, son sourire m’invite à la saisir. Je l’attire à moi, je la prends dans mes bras, je pose mes lèvres sur sa poitrine. Je saisi ses hanches, ses fesses. Je la caresse. Elle me repousse gentiment, m’oblige à me coucher sur le lit. J’enlève mes vêtements. Enfin ce moment si béni !

Un léger froid me picote la gorge. Un liquide chaud me saisit le cou. Une étrange douleur me parle. Je ne comprends pas. C’est aussi violent que doux. Ma tête tourne légèrement. Le lit se met à tanguer. Le feu suit le mouvement à l’identique. Je me rattrape brusquement au tabouret.  

Un léger froid me picote le corps. Je me tourne comme je peux. Je la vois. Mais son regard… n’est plus le même. Il est fiévreux de haine. Je ne comprends pas. Ma tête tourbillonne un peu plus.
_Qu’est-ce que…
_Torsten Torsten torten. Décidément je te croyais plus intelligent. J’imaginais la chose bien plus difficile à réaliser.
_Pour…quoi ? Tu m’aimes ! Pourquoi !
Elle n’essuie pas la  lame ensanglantée, laisse le sang s’égoutter sur le planchet. Ma tête virevolte rapidement. Mon visage se rapproche dangereusement du sol.
_ Tu as tué mon héros.
_C’é…tait…moi.
_Un vieux croulant comme toi ? Ahah mais comment as-tu pu imaginer une seconde quelque chose entre nous ! Tu as ruiné ma vie !
_ Tes… tes… regards…
Je tombe, je percute le sol. Elle se penche vers moi, sourire froid glacé, une vengeance si bien placée. Elle danse devant moi. Mais ce n’est plus elle qui cambre son corps…
_Pauvre fou que croyais-tu être ? Tu n’étais rien qu’un jouet à exciter. C’était drôle de te voir ainsi espérer !
_J’ai… fais tout cela pour toi…
_Torsten, Torsten, Torsten, tu ne verras décidément jamais plus loin que ta propre image…  

Le noir. Le silence. Je ne comprends pas.  Ma muse pourquoi ne m’as-tu pas reconnu… 

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